Un festival de combat
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C’est peu dire que nos gouvernants actuels ne s’intéressent guère à la francophonie. Il suffit de voir ce qui se passe dans nos centres culturels à l’étranger. Alors, pour ce qui est de la francophonie, et plus encore des francophonies, sur nos propres terres, en Limousin par exemple, où depuis vingt-huit ans maintenant se tient un festival d’un intérêt et d’une qualité que plus personne ne lui dénie… Résultat, le ministère des Affaires étrangères que dirige (vraiment ?) Bernard Kouchner a baissé sa subvention de 20 % ; autant dire que la manifestation que dirige Marie-Agnès Sevestre a vraiment du plomb dans l’aile, si on veut bien considérer que ce n’est pas franchement du côté du ministère de la Culture qu’elle pourra trouver un supplément d’aide… Savoir que ce n’est pas seulement le festival qu’elle dirige qui se trouve dans cette impasse ne la consolera sûrement pas…
C’est donc une sorte de petit miracle que les « Francophonies », comme on les surnomme puissent, grâce à la ténacité de ses responsables, poursuivre sa route cette année, et continuer à être un formidable lieu de rencontres foisonnantes d’hommes et femmes, artistes, écrivains ou non, de cultures différentes ce qui, là encore, n’est guère dans l’air du temps (de nos dirigeants s’entend). On comprendra aisément que l’éditorial du programme du festival que signe Marie-Agnès Sevestre, ait une tonalité plus radicale que d’ordinaire dans ce genre de publication. Et si, comme elle l’écrit, « construire un festival, dans ce contexte (qu’elle vient de décrire – NDLR), relève d’une sorte de défi, d’inconscience pour tout dire… », suivons-la dans ce défi et cette inconscience, comme nous ne pouvons que la suivre lorsqu’elle affirme (c’est le titre de son édito) vouloir offrir « la jouissance du verbe dans un monde incertain »…
Ce combat, cette radicalité se retrouvent dans la programmation qui a dû être resserrée sur dix jours seulement, du 23 septembre (jour de grève et de manifestations nationales : tout un symbole !) jusqu’au 2 octobre (autre jour de manifestation). Avec en ouverture « théâtrale », un spectacle québécois de Louis Mauffette, Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent, un spectacle de poésies (Marie-Agnès Sevestre tient parole, si on ose dire, concernant la « jouissance du verbe »), avec plus de vingt acteurs pour clamer et jouer Rimbaud, Aragon, Joyce, Tsvetaïeva et quelques autres. Un beau pied de nez aux « assis » de toutes sortes et de tous bords, malheureusement pas toujours convaincant, et même, à certains égards, plutôt naïf et convenu. Mais enfin le « la » était donné. Aux antipodes de cette « foire » poétique, le Corps blanc, de la chorégraphe Ea Sola, est apparu d’une rigueur extrême, bâti à partir du texte d’Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire. Il aura donc fallu que ce soit une artiste vietnamienne qui nous restitue, à sa belle manière, ce texte majeur écrit par un jeune homme de seize ou dix-huit ans aux alentours de 1548, dans un pays en proie aux troubles religieux… Le résultat sur le plateau (le spectacle avait été créé il y a un peu plus d’un an mais a été retravaillé, et apparaît encore plus rigoureux qu’il ne l’était) est étonnant et fort, d’une radicalité qui aura sûrement choqué plus d’un spectateur peu habitué à ce type de proposition. Il n’empêche, trois danseurs tentent de se dépêtrer comme ils le peuvent de cette servitude qui leur colle à la peau. Leurs gesticulations (ou ce que l’on pourrait considérer comme tel) réglées avec une rigueur extrême ne nous apparaissent la plus grande partie du spectacle que derrière un écran de plastique translucide, nous projetant dans une sorte de vision cauchemardesque qui nous renvoie à notre propre existence ligotée dans notre société de consommation. Corps contraints, Ea Sola s’interdit et nous interdit toute échappatoire, c’est-à-dire tout mouvement chorégraphique traditionnel.
Le festival, cette année, marche en synergie avec le 50e anniversaire des indépendances africaines. Retour donc sur les années 1960 et l’émergence de jeunes nations débarrassées du colonialisme et pleines de nouvelles espérances. Avec Vérité de soldat, un « docu-fiction théâtral » de BlonBa, mis en scène par Patrick Le Mauff l’ancien directeur (de 2000 à 2006) du festival, sur un texte de Jean-Louis Sagot-Duvauroux d’après le livre de Soungalo Samaké, nous y plongeons totalement. Nous sommes au coeur du Mali contemporain où Soungalo Samaké, un sous-officier parachutiste qui arrêta lui-même le premier président de la République du Mali, Modibo Keita, et devint donc un des principaux acteurs de la répression menée par le nouveau chef d’État, Moussa Traoré, avant d’être arrêté et emprisonné à son tour, retrouve à sa sortie de prison un intellectuel progressiste qu’il a lui-même torturé. Entre les deux hommes un surprenant rapport s’établit, le deuxième, Amadou Traoré, finissant par publier les mémoires de son ex-tortionnaire… Docu-fiction ? L’histoire est véridique. Elle nous permet de suivre les soubresauts de l’évolution d’un pays en voie d’émergence. Comme l’affaire est menée, à la fois en langue bamanan et en français, avec doigté et un vrai et discret savoir théâtral par Patrick Le Mauff, on est réellement captivé. Les trois acteurs Adama Bagayoko, Maïmouna Doumbia (le personnage de la femme née d’un viol collectif ressortit ici de la fiction) et Michel Sangaré sont tout simplement parfaits de retenue. Un spectacle éminemment politique, aux antipodes de la mode du bruit et de la fureur d’aujourd’hui, voilà qui est rare et mérite attention, malgré les quelques défauts (longueur, rythme) que les mauvais esprits ne manqueront pas de mettre en exergue.
Voilà aussi qui est emblématique du festival, nouvelle manière si on ose dire, qui se professionnalise au plan de l’esthétique et qui aborde de front les problèmes politiques, comme cela a sans doute été le cas dans le très attendu Amnesia des tunisiens Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, qui tournera dans notre Hexagone à défaut de pouvoir être joué dans son pays d’origine. Comme c’est le cas pour les Inepties volantes, de Dieudonné Niangouna, reprises ici après avoir triomphé en 2009 au Festival d’Avignon. Mais c’est un juste retour des choses, puisque la pièce avait été lue au festival des Francophonies en 2008…
Ce ne sont là que quelques très lacunaires mais emblématiques exemples destinés à (ré)affirmer la nécessité du festival des Francophonies en Limousin, puisque malheureusement la question est bien de savoir s’il pourra perdurer.
Jean-Pierre Han
Festival les Francophonies en Limousin, jusqu’au 2 octobre. Tél. : 05 55 10 90 10.